L’inflation pénale est une régression sur les plans judiciaire et politique

par | 20 Juin 2020 | Pénal

Les juristes, spécialistes de droit constitutionnel, Pierre Avril, Olivier Beaud, Anne Levade, et les avocats Emmanuel Brochier, Thierry Marembert et Daniel Soulez Larivière estiment que « la perspective du procès pousse les dirigeants à se couvrir et inhibe l’action politique  ».

La tribune : « Quatre-vingt-quatre plaintes à la Cour de justice de la République ; procès intentés contre des acteurs de la lutte contre le Covid-19 pour mise en danger ou homicide involontaire ; ouverture d’une enquête préliminaire : branle-bas de combat. Cette inflation pénale est une régression sur les plans judiciaire et politique. Depuis juillet  2000 et la loi Fauchon, un cadre restrictif s’applique aux infractions non intentionnelles. Mais les mœurs n’en ont pas pour autant changé.

Les Français ne savent rien de la justice, faute d’un enseignement dès l’adolescence

Les Français ne savent rien de la justice, faute d’un enseignement dès l’adolescence, à l’âge de la socialisation, au moment où ils intégreraient ce concept. Si bien que dans leur esprit il n’y a que le pénal, dont ils ignorent la différence avec la responsabilité civile. En bref, le pénal est fait pour les salauds, le civil pour ceux qui ont commis des erreurs.

Même dans le vocabulaire, la vraie justice est pénale : on n’assigne pas aux prud’hommes, on porte plainte. Cela réintroduit une violence archaïque dans le système juridique et judiciaire et une confusion facteur de risques. Dans le cas du Covid‑19, on reproche à certains de ne pas avoir agi assez vite. Or la perspective du procès pénal pousse les dirigeants à se couvrir et inhibe l’action politique. Si la gestion des risques dépend du pénal, qui désirera prendre des responsabilités ?

Le passage de la responsabilité pénale des dirigeants à leur responsabilité politique fut un immense progrès dans l’histoire européenne

Régression politique aussi : la démocratie parlementaire en Grande-Bretagne, mère de la démocratie, est née du jour où, au lieu de faire un procès pénal, le Parlement a pu retirer sa confiance aux ministres pour aboutir à leur démission. Cela s’appelle la responsabilité politique, forme mal connue en France de la notion de responsabilité. Le passage de la responsabilité pénale des dirigeants à leur responsabilité politique fut un immense progrès dans l’histoire européenne. Au lieu de couper la tête des ‘responsables’, on destituait les gouvernements. Le retour du pénal dans le jeu politique est donc un retour en arrière révélateur d’un nouveau type de ‘ sans-culottisme ’.

À ce danger s’ajoutent des complications techniques entre les commissions d’enquête parlementaires et la justice : être poursuivi au pénal est le prétexte à ne pas s’expliquer. Pourtant, lors du Watergate, c’est la commission d’enquête du Sénat américain qui a obligé Nixon à démissionner avant poursuites. S’agissant d’erreurs, de bourdes dans la gestion politico-administrative, c’est d’abord au Parlement de demander des comptes à l’exécutif, puis éventuellement d’enquêter en tenant compte des réalités politiques. L’immense avantage de la responsabilité politique sur la responsabilité pénale est qu’elle est publique dans l’instruction et rapide. Elle peut aboutir à une transformation de l’action politique et administrative tout comme elle peut faire sortir de la politique les ministres incompétents. Elle ne recherche pas un péché à expier mais des causes, des anomalies, révélatrices de dysfonctionnements. C’est plus fertile que des décapitations symboliques au pénal. Le marathon pénal de l’affaire du sang contaminé de 1991 à 2002 ne fut d’aucun bénéfice pour l’État et le système de santé. Des failles probablement analogues sont apparues dans la gestion du monde sanitaire lors de la présente crise du coronavirus.

La primauté des victimes en France met à mal les principes du droit pénal et du droit constitutionnel

La responsabilité politique suppose une opposition pugnace, des parlementaires à la hauteur de leur mission, et des commissions d’enquête qui ne seraient pas coincées par le lourd attirail concurrent des poursuites pénales paralysant l’action de contrôle du gouvernement par le Parlement.

Reste la douleur des victimes. Si l’on en croit la pratique dans la plupart des démocraties, les tribunaux ne sont pas le lieu privilégié pour qu’elles s’expriment, sauf comme témoins. La primauté des victimes en France met à mal les principes du droit pénal et du droit constitutionnel. Il est temps de s’insurger contre la folie des idées reçues pour sauver nos institutions et notre vie politique. »

Voir l’article original : Tribune du Dimanche