Les discours de rentrée sont souvent instructifs. Ils permettent si l’on fait l’effort de lever quelques instants le nez de nos dossiers quotidiens, ce qui n’est jamais facile, de réfléchir avec une vue prospective.
Lors de la rentrée de la cour d’appel de Paris du 9 janvier dernier, Monsieur Jacques Degrandi, Premier président, a traité dans son discours de la « place de la victime dans le procès pénal ». J’en recommande la lecture1, notamment à ceux de mes confrères qui défendent au pénal des parties civiles. Le Premier président y évoque l’importante nouvelle directive de l’Union européenne du 25 octobre 2012, qui harmonise et renforce les droits des victimes, et qui doit être transposée par les États membres avant le 16 novembre 2015. Il réfléchit aussi au sens du procès pénal (l’Institut des droits de l’homme du barreau de Paris avait évoqué l’an dernier la place de l’avocat dans le procès pénal, sujet du dernier exposé du regretté Bâtonnier Mario Stasi). Le Premier président souligne, à juste titre, qu’il ne faut pas céder à la tentation de transformer la victime, selon les termes du Doyen Carbonnier, de « sujet passif du délit, en agent martial de la répression ».
Mais je suis, en toute modestie, en désaccord avec la conclusion du haut magistrat, lorsqu’il propose d’envisager l’abandon de notre constitution de partie civile au profit d’un statut de simple témoin, sur le modèle anglais. Je le cite : « En Angleterre, par exemple, la victime n’est qu’un témoin tout au long du procès pénal. Un témoin auquel on accorde un sort particulier, puisque le code pour les victimes, publié en 2005 lui réserve une meilleure information et assistance, et crée des obligations à la charge de chaque maillon de la chaîne pénale. Elle doit notamment être avisée, dans des délais contraints, des moyens dont elle peut disposer, des progrès de l’enquête, de l’arrestation et des interrogatoires de suspects, de leur remise en liberté. Un service (crown prosecution service) la suit au moment de l’audience en lui expliquant son déroulement, fait la demande d’indemnisation pour son compte et s’assure que les fonds lui sont versés. Lorsqu’elle est appelée à témoigner, elle ne doit pas patienter plus de deux heures. Elle peut toujours choisir la voie civile et, dans ce cas, être représentée par un avocat. » La suite m’inquiète, lorsque le haut magistrat en conclut : « La France pourrait s’inspirer de ce schéma qui ne bouscule pas fondamentalement nos procédures et concilierait mieux les différents intérêts en présence, tout en préservant ce qui doit rester l’essence du procès pénal. »
Quelles seraient les conséquences pour les victimes et leurs avocats de l’adoption de ce modèle anglais ?
À la trappe la constitution de partie civile, notamment dans les affaires criminelles, de santé publique ou politico-financières. Disparition du rôle de l’avocat des parties civiles dans le cadre des instructions pénales avec notamment la possibilité de faire des demandes d’actes. À la trappe, aussi, les plaidoiries fortes des avocats des parties civiles, par exemple en cour d’assises, remplacées par une simple « demande d’indemnisation » formulée par un avocat rémunéré par l’État, qui ne s’apparente en rien à une véritable plaidoirie.
Nos procédures seraient très largement bousculées. Je ne suis pas a priorihostile aux modèles anglo-saxons, ayant travaillé aux côtés d’avocats américains pendant de longues années. Mais je pense que, dans ce domaine de la place et de la défense des victimes au pénal, notre modèle français est supérieur, plus humain et plus efficace. Les schémas suivis en Angleterre, ou pire encore en Irlande qui s’inspire du modèle anglais (profondément inefficace, comme le démontre l’affaire en cours de l’assassinat ou du meurtre de Sophie Toscan du Plantier en Irlande en 1996) ne sont pas de bons modèles.
J’ai eu l’occasion d’examiner récemment à Londres, au contact d’associations de victimes et de juges britanniques, la situation de l’Angleterre. Elle est loin d’être idéale. Les victimes sont mieux prises en charge depuis 2005, mais elles étaient auparavant bien peu considérées. Mais, du fait de problèmes budgétaires considérables, l’assistance fournie aux victimes laisse à souvent à désirer. Les caisses de la justice londonienne sont vides. Surtout, les schémas mis en place fonctionnent à peu près correctement pour des affaires délictuelles, par exemple de violences conjugales où les conjoints victimes de maltraitance sont mieux pris en charge, mais pas dans le cadre d’affaires criminelles (pas de participation des victimes lors de l’enquête criminelle, menée de façon autonome par la police, très peu d’informations données, aucun rôle pour les parents de la victime lors de l’enquête, et une place très réduite en cas de procès).
Il y a, notamment, de nombreuses affaires criminelles en Angleterre et en Irlande où les victimes sont laissées sans information précise pendant plusieurs années d’enquête, et restent dans l’ignorance des raisons pour lesquelles le directeur des poursuites criminelles refuse de procéder à des mises en examen à l’encontre de suspects, s’abritant derrière la notion assez vague de doute raisonnable pour ne pas agir. Ce fut le cas en Irlande de la famille de Sophie Toscan du Plantier, laissée sans nouvelles par la police et la justice irlandaise pendant onze ans, jusqu’à ce que les autorités policières irlandaises décident enfin, en 2008, de transférer copie de leur dossier criminel papier à la justice française. Certains magistrats anglais sont d’ailleurs intéressés par notre constitution de partie civile et s’interrogent sur le bien-fondé de leur système.
Mais, surtout, au regard du droit européen, l’abandon de notre constitution de partie civile au profit d’un statut de témoin serait une régression. En effet, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu le droit à un procès équitable et à la protection des garanties de l’article 6 de la Convention pour les victimes ayant déposé plainte avec constitution de partie civile2. La Cour avait précédemment jugé que : « La constitution de partie civile par une victime a une nature patrimoniale et l’action en dommages-intérêts intentée dans le cadre d’un procès pénal bénéficie des garanties de l’article 6 »3.
Je cite à ce sujet mon confrère Michel Puéchavy, grand spécialiste du droit européen, qui écrit : « La Cour a reconnu ainsi que la plainte avec constitution de partie civile n’avait pas un but essentiellement répressif mais qu’il s’agissait aussi du droit à réparation de la victime, alors que le système de common lawoblige celle-ci à intenter un procès civil à la suite du procès pénal afin de faire valoir les préjudices subis. Cette dualité d’action de la procédure française permet une célérité qui fait défaut au système anglo-saxon. Le statut de simple témoin, même au statut amélioré, ferait perdre à la victime la protection des droits à un procès équitable de la Convention européenne des droits de l’homme. »
Nous devons travailler à corriger nos dérives, mais n’abandonnons pas notre constitution de partie civile pour un simple statut de témoin pour les victimes.
1 – Les Annonces de la Seine, 14 janv. 2013, n° 3
2 – CEDH, 12 févr. 2004, n° 47287/99, Perez c/ France – CEDH, 1er févr. 2005, n° 42270/98, Frangy c/ France
3 – CEDH , 7 juill. 1989, n° 10857/84 , Bricmont c/ Belgique