Affaire Toscan du Plantier: « Les devoirs de l’Irlande face à la famille de la victime »

par | 17 Jan 2013 | Pénal

16 ans après les faits, le meurtre de Sophie Toscan du Plantier en Irlande n’est toujours pas élucidé. L’avocat de sa famille Alain Spilliaert dénonce « de graves dysfonctionnements des autorités irlandaises » et juge que « la justice française a été flouée ». Tribune.

L’Irlande préside l’Union Européenne pour les six mois à venir. Cela lui donne plus de devoirs que de droits à l’égard de ses partenaires européens, et notamment un devoir de loyauté. D’autant plus que depuis 2010, l’Irlande a largement bénéficié d’un soutien financier européen (85 milliards d’euros). L’Irlande veut, semble-t-il, arracher à Bruxelles l’allègement d’une dette bancaire de 64 milliards d’euros. Pourquoi pas, mais ses partenaires et notamment la France ont leur mot à dire et à réclamer avec diplomatie, mais fermeté aux autorités politiques Irlandaises de mettre leur législation interne en accord avec leurs engagements européens.

Or, celles-ci ont montré récemment qu’elles faisaient peu de cas de leurs obligations souscrites en matière de mandat d’arrêt Européen et de droit des victimes, au préjudice notamment de la famille française de Sophie Toscan du Plantier née Bouniol, sauvagement assassinée à 39 ans dans le Sud-Ouest de l’Irlande (Région de West-Cork) le 23 décembre 1996, soit voici plus de 16 ans.

Par arrêt du 1er mars 2012, les cinq Juges de la Cour Suprême Irlandaise ont refusé d’exécuter le mandat d’arrêt européen (MAE) émis en février 2010 dans le cadre de cette affaire par un Juge d’instruction parisien à l’encontre de Ian Bailey, anglais, résident en Irlande. Bailey est suspect dans cette affaire depuis février 1997 et il n’a toujours pas été interrogé par un magistrat, ce qui est très difficile à vivre pour la Famille de Sophie Toscan du Plantier.

L’affaire est complexe et exceptionnelle sur le plan juridique car la France demande à L’Irlande d’exécuter un MAE contre un résident Irlandais pour un crime commis en Irlande et non pas contre une personne réfugiée en Irlande pour des faits commis en France.

Pourtant, la Haute Cour de Dublin avait dans un arrêt très motivé de 54 pages de février 2011 et se fondant sur une Jurisprudence de la Cour Suprême Irlandaise ordonné l’exécution du MAE. Puis tout a dérapé devant la Cour Suprême Irlandaise.

Comment en est-on arrivé là?

  1. Un médecin légiste qui arrive sur les lieux du crime plus de 30 heures après la découverte du corps sur un chemin. Pendant toute la nuit suivant le crime, le corps de Sophie reste allongé sur le sol recouvert d’une simple bâche. Des éléments matériels fondamentaux pour l’enquête criminelle, tels l’heure exacte du décès, des indices génétiques, des traces etc, sont ainsi rendus inaccessibles.
  2. Des autorités irlandaises qui refusent toute coopération sur le sol Irlandais avec la Justice et la police Française pendant près de onze ans, pour que le Directeur des Poursuites Publiques – le DPP (Procureur Général Irlandais) garde l’entière maîtrise du dossier. La justice française reste avec un dossier vide (refus par l’Irlande pendant onze ans d’exécution des commissions rogatoires internationales des juges français) et la famille de la victime, qui n’a pas la possibilité de se constituer partie civile en Irlande, reste sans information sur le déroulement de l’enquête.

Dans les faits le DPP, qui n’a jamais pris la peine de se rendre sur la scène du crime contrairement aux deux juges d’instruction français qui ont travaillé sur place pendant trois jours en juin 2009, n’a jamais pris de décision de poursuites et de procès contre Bailey, malgré des indices graves et concordants résultant de multiples témoignages à charge de nombreux habitants de la région, de mensonges et d’incohérences de Bailey, sur lesquelles il est largement temps qu’il s’explique devant un magistrat.

En 2003, une vingtaine de témoins sont venus déposer à charge contre Bailey dans le cadre d’un procès en diffamation qu’il avait engagé contre différents journaux devant le tribunal civil de Cork et dont il a été débouté.

  1. L’absence de protection policière à l’égard de Marie Farrell, commerçante locale qui a témoigné pendant neuf ans avoir vu Bailey la nuit du crime près de la maison de Sophie et a fini par se rétracter en 2005, à la suite des menaces réitérées de Bailey et après 5h de rendez-vous en tête à tête avec l’avocat de ce dernier. Selon la presse irlandaise, Marie Farrell serait maintenant partie séjourner en Australie.
  2. Un dossier criminel papier transmis à la justice française en décembre 2008 par les autorités policières irlandaises, sans doute dans le but premier de faire pression sur le DPP, mais largement incomplet.
  3. Des commissions rogatoires internationales du juge d’instruction français exécutées depuis 2009 avec beaucoup de lenteur par les autorités Irlandaises, alors que l’on sait qu’une bonne coopération européenne peut aller très vite (comme entre la France et l’Angleterre dans l’affaire de la tuerie de Chevaline).
  4. Des pièces à conviction mal protégées, alors qu’il s’agit d’une affaire très sensible en Irlande et que les progrès en matière de recherches d’ADN sont spectaculaires, mais à condition de conserver et préserver les pièces à conviction dans les règles de l’art.
  5. Deux ans pour statuer sur le MAE émis par le juge d’instruction français alors que les délais de recours impartis contre un MAE sont inférieurs à six mois. Tout cela pour aboutir, malgré un arrêt favorable très motivé de la Haute cour de Dublin en février 2011 à une décision de rejet du MAE par la Cour suprême irlandaise le 1er mars 2012. Ce qui pousse aujourd’hui Bailey à attaquer l’Etat irlandais et réclamer plus d’un million d’euros de dommages et intérêts pour abus policiers et se poser en spécialiste des recours en Irlande contre les abus et cas de corruption dans la police irlandaise. L’indécence est sans limite.

Dans sa crainte de perdre son procès contre Bailey, le DPP a tout perdu, le crime n’est pas élucidé malgré seize ans d’enquête infructueuse, la famille de la victime est dévastée, la région de West-Cork vit dans la crainte et le suspect réclame une indemnisation astronomique à l’Etat Irlandais, sur le fondement du document du DPP cité ci-après. Il n’est pas exclu que le DPP actuel prenne un jour une position différente au vu d’éléments nouveaux qui pourraient apparaître.

Mais le pire est l’attitude déloyale et contradictoire du ministère de la Justice irlandais pour polluer les débats devant la Cour suprême d’Irlande. Jamais nous n’aurions cru cela possible de la part d’un partenaire européen, causant un nouveau choc extrêmement pénible pour les parents de Sophie.

Le scandale d’Etat s’est déroulé comme suit en Irlande entre novembre 2011 et mars 2012:

  • Premier temps: en novembre 2011, le DPP qui était en charge au moment du crime et jusqu’à sa retraite en 1999, imagine un moyen de nuire au travail du juge d’instruction français qui progresse dans la recherche de la vérité en empêchant l’exécution du MAE.

L’ex-DPP retraité depuis 1999 exhume un document strictement confidentiel de 44 pages émanant du DPP de 2001, donc postérieur à sa retraite et rédigé à l’époque par un Juriste au service du DPP. Ledit juriste est actuellement le représentant de l’Etat irlandais à Eurojust, ce qui a sans doute été néfaste à une coopération entre les deux pays.

Ce document est une véritable plaidoirie à décharge en faveur de Bailey et en défaveur de la police irlandaise accusée de façon gravissime d’avoir à certains moments corrompue l’enquête criminelle. La police irlandaise s’est vigoureusement défendue à l’époque, mais curieusement son mémoire en défense n’a pas été produit aux débats de la Cour suprême irlandaise. Pour sa part l’Assoph a élaboré un argumentaire approfondi qui démonte point par point tous les arguments de ce document à décharge en faveur de Bailey.

Cet ex-DPP demande à la veille des audiences au ministère de la Justice irlandais que ce document soit versé aux débats de la Cour suprême irlandaise, qui n’a pourtant pas à juger du fond de l’affaire.

Jamais auparavant en Irlande un document strictement confidentiel justice-police n’a été communiqué publiquement et transmis à la défense d’un suspect, même quand il est inculpé. Le faire est d’autant plus grave que c’est donner pour l’avenir un argumentaire officiel à un suspect qui n’en demandait pas tant. On peut même trouver maintenant ce document sur Internet ; il y a là violation scandaleuse du secret de l’instruction.

  • Deuxième temps, en mars 2012: le ministère de la Justice irlandais, qui est pourtant censé plaider pour le compte de l’Etat français en faveur de l’exécution du MAE accepte de verser aux débats devant la Cour suprême d’Irlande ce document litigieux et de se tirer ainsi une balle dans le pied.

La situation juridique est largement polluée, car Bailey crie à la violation des droits de la défense, pour ne pas avoir eu connaissance de ce document devant la Haute Cour de Dublin.

La Cour suprême irlandaise décide alors de débattre par étapes. Premier temps les arguments juridiques contre le MAE sont plaidés par Bailey et normalement doivent être contredits par les avocats de l’Etat irlandais, qui se montreront très timorés. Si l’un des moyens de Bailey est déclaré bien fondé, l’exécution du MAE est rejetée. Par contre si Bailey était débouté de ses moyens de rejet du MAE, il aurait eu droit dans un deuxième temps à une ultime audience publique pour statuer sur l’incidence de la production de ce document et la police irlandaise aurait alors été mise sur la sellette.

Bien évidemment la Cour suprême irlandaise évitera de se retrouver dans cette situation et rejettera le MAE, sur des bases très contestables juridiquement, d’autant plus gênantes qu’elles pourraient paralyser dans le futur tout nouvel MAE éventuel émanant de la justice française.

Notamment la Cour suprême invoquera un argument de non réciprocité, or l’accord européen sur le MAE de 2002 est notamment fondé sur la renonciation expresse des partenaires européens à invoquer l’absence de réciprocité pour refuser d’exécuter un MAE. En l’espèce l’Irlande a accepté l’engagement européen de 2002 mais a dit l’inverse dans sa loi de transposition de 2003, selon la Cour suprême Irlandaise. En l’état la justice française a été flouée et la famille de Sophie voit encore les échéances judiciaires reculer.

Dans une autre affaire (Tobin) la Cour suprême d’Irlande a dans un arrêt de mai 2012, refusé d’exécuter un MAE émis par la Justice Hongroise contre un résident Irlandais sur le fondement d’un arrêt par défaut rendu par la Cour criminelle de Budapest. Les faits se sont passés en Hongrie. Un chauffard avait écrasé et tué deux enfants mineurs d’une même Famille et été condamné à 3 ans de prison par défaut après avoir fuit en Irlande. Les parents des victimes ont hurlé leur douleur à l’énoncé de la décision de la Cour suprême d’Irlande de refuser d’exécuter le MAE émis à l’encontre du chauffard, qui ne sera pas non plus forcé par la justice irlandaise d’exécuter en Irlande la peine prononcée à son encontre.

Dans ce contexte, la famille de Sophie Toscan du Plantier, après avoir saisi la Cour européenne des droits de l’Homme voici trois ans, a saisi en octobre 2012 la Commission européenne (préalable à un recours devant la Cour des justices de l’Union européenne) d’un recours contre l’Irlande pour la voir changer sa loi et a rencontré à Paris le 16 novembre 2012 les représentants des ministères des Affaires européennes et Affaires étrangères, avec une excellente écoute.

Il appartient aux ministres concernés d’inciter fortement leurs homologues irlandais à respecter leurs engagements européens. Encore une fois la présidence de l’Europe requiert d’être irréprochable à l’égard de ses partenaires surtout quand il y a en arrière plan une affaire criminelle et une famille dans la souffrance de l’attente de la vérité et de la justice depuis maintenant seize ans.

Voir l’article original : L’Express